On disait de Troyes qu'elle était la ville la plus sonnante de France. Notre cathédrale sonne les quart-d ‘heures les demi-heures les trois quart-d ‘heures et deux fois les heures ! Elle sonne aussi l'appel à l'Angélus et, bien-sûr, l'annonce des offices.
Nous sommes souvent interrogés sur ces sonneries auxquelles les Troyens, globalement, sont attachés. Cela fait longtemps que je souhaitais leur proposer une petite réflexion sur les cloches. L'occasion se présente ... le temps aussi (!) ... je vous l'envoie.
Bon courage
en communion de pensées et de prières
Dominique ROY
Ci-dessous, Texte de Dominique ROY,
recteur de la Cathédrale de TROYES.
« Les cloches,
une des voix de la cathédrale, une voix de l’Eglise
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La cloche est un instrument musical et symbolique, qui selon Vincent de Beauvais, remonterait à Tubal-Caïn, descendant de Caïn, ancêtre des forgerons et fondeurs. L'usage des clochettes est attesté, particulièrement en Orient, plusieurs siècles avant le Christianisme. Le Pentateuque en imposait au vêtement du grand prêtre pour signaler sa présence : Il donna - au grand prêtre - pour entourer son vêtement des grenades et des clochettes d'or, nombreuses, tout autour, qui tintaient à chacun de ses pas, se faisant entendre dans le Temple comme un mémorial pour les enfants de son peuple. (Ecclésiastique 45,9)
A Rome, les rites des sacrifices, des processions et des cortèges funèbres s’accomplissaient avec accompagnement de clochettes. L’Eglise suivit d’abord la coutume romaine ; des crieurs, munis de trompettes, crécelles ou simandres convoquaient l'assemblée. De même, des cloches à mains de fer ou de bronze, rassemblaient les moines d'Occident au VIe siècle, particulièrement en Irlande et en Armorique. Dès le Xlle siècle, on fit usage de cloches massives. Celles ci, suspendues aux beffrois des tours ou des clochers, devinrent la voix de chaque église. A partir des XVe et XVIe siècles, des cloches de 15 000 et même 23000 livres furent fondues et associées pour produire l'accord harmonieux d'un carillon.
La fonction religieuse de cet instrument est claire : sur chaque cloche, avec le nom des parrains, s'inscrit son propre nom, ainsi qu'une dédicace ou des invocations telles que AVE MARIA. IHS. CREDO. PAX VOBIS. Le rite de bénédiction, calqué sur le baptême, comportait naguère une infusion d'eau, sept onctions extérieures de saint Chrême suivies de quatre autres intérieures et la remise d'un vêtement blanc. Des encensements suivaient une prière demandant que le son de la cloche convoque à la prière ou la rappelle à ceux qui sont empêchés, chasse l'esprit du mal, la tempête et la foudre. Ce rituel a été simplifié par le Livre des Bénédictions de 1988 :
Seigneur Dieu :
Pour rassembler ton peuple,
Tu as donné à Moïse, ton serviteur,
d'utiliser des trompettes d'argent;
Tu ne refuses pas que dans ton église,
des cloches de bronze invitent ton peuple à la prière...
Répands du haut du ciel ta bénédiction sur cette cloche
pour que sa voix comme un écho de ton appel
nous rassemble autour de toi ;
que sa sonnerie nous rappelle au long des jours
Ta présence invisible près de nous;
qu'elle soit l'expression vibrante
de nos joies et de nos peines ;
qu'elle chante toujours à la louange de ta gloire,
pour tout ce que tu fais,
avec tout ce qui chante,
par tout ce que nous sommes,
louange et gloire à toi, notre Dieu, Père très saint
avec ton Fils et le Saint-Esprit.
(dans le Livre des Bénédictions)
Sens de nos cloches :
La littérature médiévale permet de suivre les traces de la valeur symbolique profonde de ce son de cloche : le signum de l’église chrétienne est signe de Dieu, la cloche, est véritablement comprise comme la voix de Dieu, appel surnaturel relayé par les bras des sonneurs pour éveiller les consciences et conduire les fidèles vers les offices religieux, mais aussi véritable instrument de communication entre Dieu et les hommes, qui peut guider ces derniers dans leur cheminement matériel ou spirituel. On comprend que cette capacité sacralise l’objet, qui de plus est baptisé, et considéré comme un être vivant : on lui attribue des vertus miraculeuses, comme celle d’éloigner les démons ou les tempêtes. On comprend aussi pourquoi sa fabrication a pu être confiée aux artisans les plus habiles, comment sa qualité de « voix de Dieu » a pu l’associer à la justesse du son et comment elle a pu devenir un instrument de musique à part entière.
La cloche, l’espace et le territoire :
Je fais référence au livre d’Alain Corbin : « Les cloches de la Terre», aux Editions Champs-Histoire.
Le son de la cloche et l’émotion qu’il suscite aident à la construction de l’identité territoriale des personnes qui l’attendent et le perçoivent. La sonnerie entre dans la gamme des repères qui dispensent de cette quête de l’identité qui est constitutive à l’être. Le clocher impose un espace sonore qui correspond à une conception de la territorialité ; la cloche ressasse le partage d’un « en-dedans » et d’un « en-dehors ». Le territoire circonscrit par le son de la cloche répond au code classique du beau, aux schèmes du berceau, du nid, de l’alvéole. Il importe alors que le clocher soit situé au cœur de son territoire sonore. Le rayon sonore de la cloche, inscrit dans la perspective classique de l’harmonie, balise un territoire hanté par la limite et par la menace de sa transgression. L’alarme et la préservation constituent deux fonctions essentielles du clocher. Une cohérence s’instaure, de ce fait, entre la cloche et la borne, entre la sonnerie et la procession. Une adéquation s’impose donc entre la puissance de la cloche et l’étendu du territoire paroissial ou communal qu’elle est censée alerter et protéger.
Cela va donc avoir des conséquences spirituelles et pastorales. Depuis l’aube de la Réforme catholique, l’Eglise s’emploie à ordonner cette maîtrise sonore des airs. Elle s’efforce de hiérarchiser les sonneries. Selon les normes définies par Charles Borromée, au XVI°siècle, une cathédrale se doit de posséder de cinq à sept cloches, une collégiale peut en abriter trois et une église paroissiale deux ou trois. Les cloches des monastères ne doivent pas empêcher d’entendre celles de l’église paroissiale ; ce sera difficile à respecter totalement vu le nombre des clochers en France. Ce qui est voulu, c’est que la cloche soit entendue de partout à l’intérieur des limites du territoire qui lui est attribué d’où la nécessité d’en adapter la puissance, donc la taille. Au XVI°siècle, toute la cité troyenne pouvait entendre les cloches de la cathédrale.
L'une des fonctions de la cloche est d'orienter le voyageur et le navigateur à l'intérieur de son espace sonore. Les usages locaux, en montagne comme le long des côtes, mais aussi dans certaines régions accidentées, en bordure de forêt et parfois même en pays de plaine, enregistrent cette mission de sauvegarde. Les moines du Grand-Saint-Bernard utilisent une cloche située à quarante minutes du couvent, et destinée au voyageur attardé ou perdu. Dans certaines montagnes d'Auvergne, il est d'usage de sonner les cloches de cinq à six heures du soir, jusqu'à onze heures ou minuit, lorsque la campagne est couverte de neige. Cette mission confiée à la cloche prend toute sa dimension lorsqu’elle concerne les pèlerins, ceux qui marchent, mais aussi les pèlerins que nous sommes tous et toutes, voyageurs de la vie, voyageurs de la Foi … en toute démarche humaine et spirituelle.
Le chemin des bons anges :
Permettez-moi de citer Alain Corbin qui explique l’importance, jusqu’à la fin du 19°siècle, de l’attachement des populations, surtout rurales, à leurs clochers et à leurs cloches. Aujourd’hui encore, nous le vérifions à chaque formation des guides bénévoles, quand est abordée la question des cloches et, qu’elles que soient les convictions religieuses, avec un attachement affectif, presque viscéral, à la sonnerie des cloches ou de la cloche, même la plus modeste.
La cloche doit contribuer à préserver l'espace de la communauté de toutes les éventuelles menaces. Cette vertu prophylactique est sans doute celle qui suscite les plus vives passions ; elle suffit à justifier le profond attachement à l'égard des cloches, jusqu'à ce que commence de se dénouer le lien symbolique établi entre la sonnerie et la communauté des habitants. Cette fonction possède de solides racines théologiques, naguère mises en lumière par l'abbé Jean-Baptiste Thiers en son Traité des cloches, l'une de ses œuvres posthumes. Les références aux Pères de l'Église, notamment à Jean Chrysostome, puis aux textes fondateurs de la Réforme catholique, conduisent celui-ci à distinguer la foi en la vertu préservatrice des cloches du faisceau de superstitions qu'il s'efforce de dénoncer, afin d'épurer les croyances. À ses yeux, les formules de la bénédiction autorisent de croire en la vertu préservatrice du bronze sacré.
Les démons habitent l'air. Ils sont responsables de la propagation des pestes et des épizooties. Ils suscitent les invasions d'insectes, fomentent les orages, provoquent les inondations, produisent les gelées. Surtout, par leur présence aérienne, ils empêchent de prier. Or, les démons ont le son des cloches en horreur ; à sa seule audition, ils laissent tomber les sorcières sur les chemins du sabbat, puis ils s'enfuient. Les cloches ont donc bien le pouvoir de chasser le tonnerre, les orages, les tempêtes et de purifier l'air de toute présence infernale. «Ce qui ne se fait pas naturellement, précise Jean-Baptiste Thiers, mais par la vertu divine qui leur est imprimée lorsqu'on les bénit, ou qu'on les sonne contre ces météores.»
Dans le même temps — et c'est là l'essentiel —, les cloches détiennent le pouvoir de convoquer les anges. La croyance en cette vertu ressortit au processus de peuplement angélologique de l'univers, caractéristique de la Réforme catholique. Ces « saintes ondulations de l'airain sacré», écrira beaucoup plus tard l'abbé Sauve-terre, ont avant tout pour but d'«’ouvrir un passage aux bons anges». On sonne les cloches, précisait pour sa part Jean-Baptiste Thiers, « pour inviter les anges à se joindre aux prières des fidèles ». L’église, « palais du ciel », est, par nature, « la demeure des anges», comme n'ont cessé de le répéter Jean Chrysostome et, bien plus tard, Charles Borromée. Les cloches ont le pouvoir de briser les nuées malfaisantes qui gênent l'incessante circulation des anges et qui empêchent d'établir le contact entre le ciel et la terre.
Et pour conclure, sans doute provisoirement,
deux textes empruntés aux grandes pages de notre littérature :
De même, je veux qu’on sonne à grande volée
Le gros bourdon qui n’est pas en verre
Bien qu’il ne soit cœur qui ne tremble
Quand de sonner il va à son entrain
Il a sauvé mainte bonne terre
Dans le passé comme chacun le sait
Fut soldats ou bien tonnerre
Quand il sonnait tout mal sonnait.
François Villon, 1431-1463
« Depuis la matinée du pilori, les voisins de Notre-Dame avaient cru remarquer que l’ardeur carillonneuse de Quasimodo s’était fort refroidie. Auparavant c’étaient des sonneries à tout propos, de longues aubades qui duraient de prime à complies, des volées de beffroi pour une grand-messe, de riches gammes promenées sur les clochettes pour un mariage, pour un baptême, et s’entremêlant dans l’air comme une broderie de toute sorte de sons charmants. La vieille église, toute vibrante et toute sonore, était dans une perpétuelle joie de cloches. On y sentait sans cesse la présence d’un esprit de bruit et de caprice qui chantait par toutes ces bouches de cuivre. Maintenant cet esprit semblait avoir disparu ; la cathédrale paraissait morne et garder volontiers le silence. Les fêtes et les enterrements avaient leur simple sonnerie, sèche et nue, ce que le rituel exigeait, rien de plus. Du double bruit que fait une église, l’orgue au-dedans, la cloche au-dehors, il ne restait que l’orgue. On eût dit qu’il n’y avait plus de musicien dans les clochers. Quasimodo y était toujours pourtant. Que s’était-il donc passé en lui ? Était-ce que la honte et le désespoir du pilori duraient encore au fond de son cœur, que les coups de fouet du tourmenteur se répercutaient sans fin dans son âme, et que la tristesse d’un pareil traitement avait tout éteint chez lui, jusqu’à sa passion pour les cloches ? Ou bien, était-ce que Marie avait une rivale dans le cœur du sonneur de Notre-Dame, et que la grosse cloche et ses quatorze sœurs étaient négligées pour quelque chose de plus aimable et de plus beau ?
Il arriva que, dans cette gracieuse année 1482, l’Annonciation tomba un mardi 25 mars. Ce jour-là, l’air était si pur et si léger que Quasimodo se sentit revenir quelque amour de ses cloches. Il monta donc dans la tour septentrionale, tandis qu’en bas le bedeau ouvrait toutes larges les portes de l’église, lesquelles étaient alors d’énormes panneaux de fort bois couverts de cuir, bordés de clous de fer doré et encadrés de sculptures « fort artificiellement élabourées ». Parvenu dans la haute cage de la sonnerie, Quasimodo considéra quelque temps avec un triste hochement de tête les six campanilles, comme s’il gémissait de quelque chose d’étranger qui s’était interposé dans son cœur entre elles et lui. Mais quand il les eut mises en branle, quand il sentit cette grappe de cloches remuer sous sa main, quand il vit, car il ne l’entendait pas, l’octave palpitante monter et descendre sur cette échelle sonore comme un oiseau qui saute de branche en branche, quand le diable Musique, ce démon qui secoue un trousseau étincelant de strettes, de trilles et d’arpèges, se fut emparé du pauvre sourd, alors il redevint heureux, il oublia tout, et son cœur qui se dilatait fit épanouir son visage. Il allait et venait, il frappait des mains, il courait d’une corde à l’autre, il animait les six chanteurs de la voix et du geste, comme un chef d’orchestre qui éperonne des virtuoses intelligents. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1832.
Et une prière de Charles Singer :
Notre Dieu Seigneur : nous sommes comme un tambour (une cloche) qui résonne répercutant les échos de toutes les voix qui se pressent à notre porte et nous poursuivent. Tant de voix qui s'imposent sans qu'il soit question de les refuser car elles surgissent de notre existence. Tant de voix, Seigneur, qui parlent : des enfants à élever, de l'insoutenable rythme quotidien, du travail à mener, de la femme à aimer, de l'attention à ouvrir aux pauvretés qui crient dans les rues et dans les cœurs, du mari à aimer, de la tendresse à sauver, du discernement à aiguiser afin de refuser les mots et les attitudes qui conduisent à l'exclusion et à l'intolérance, de la foi à pratiquer, des engagements à respecter...
Au milieu de tant de voix qui, en nous, se bousculent sur tous les registres de la vie, ta Voix, notre Dieu Seigneur, est couverte parfois par tant de rumeur ! C'est pourquoi nous venons maintenant te célébrer : pour entendre dans la pleine conscience de l'attention, pour écouter ta Voix venant se mêler à notre vie.
Nous t'en prions : que l'Esprit prépare notre intelligence et notre foi à entendre ta Voix et qu'il réveille en nous le désir profond de composer nos jours sur la ligne pure de l’Evangile annoncé par Jésus, ton Fils. »